ROCOCO

Pataouète au pays des arts primitifs.

Roissy CDG. Le Paris Philadelphie de US Airways décolle. Pierre Vit, galeriste, est à bord avec une mallette de dollars à ras bord. A l'aube, Georges Aboulker l'avait appelé pour dire que Tino, un ami commun, venait de le tuyauter sur un Songye "tête tournée". Georges Aboulker était lui, tout retourné. Pierre Vit se dit que l'arnaque est amorcée et s'abandonne alors dans un sommeil réparateur d'une nuit chahutée.

De fait, avant Pierre Vit, c'est Tino Sytruc qui avait joint Georges Aboulker vers minuit pour lui dire qu'il lui envoyait par mail un article du Philadelphia Inquirer. Sous le titre "Ruiné, il se sépare d'un objet d'art exceptionnel", un dénommé Piet Pass évoque dans le journal, photo à l'appui, un Songye unique de par son port de tête à 90°. Georges Aboulker avait fait les 100 coups financiers avec ce Tino Sytruc... des années, qu'ils marchaient à la confiance. Banco pour l'achat de ce "tête tournée" que Pierre Vit va donc convoyer.

Pierre Vit, grand échalas chauve, roule maintenant vers le nord-est de la Pennsylvanie, destination Montrose choisie pour sa proximité avec le Canada. Ici on vit gaz de schiste, accro grave à la fracture hydraulique. C'est un puits, puis un puits, encore un puits… Pierre Vit ne quitte pas des yeux la valisette à biftons et pense sans relâche, le cœur pincé, à son amant Tino. C'est Georges Aboulker qui les avait présentés, le même qui de leur relation semble tout ignorer. Le même encore qui, Blackberry bouillant, harcèle Pierre Vit filant sur la route du "tête tournée", insistant afin que la statue soit bien à son hôtel particulier de Neuilly dans deux jours pour le dîner avec les Petencourt.

Ah, ces dîners de Georges Aboulker, homme tout en rondeurs prospères. Dans un décor rococo Louis XV revisité casbah, dressés sur des guéridons à pattes de dromadaire rehaussés à la feuille d'or, les cinq têtes tournées du même côté semblent s'éviter. Entre deux tajines, pour Pierre Vit, le prix à payer, c'est à chaque fois la même corvée : titiller la vanité du propriétaire, amateur éclairé qui, jamais rassasié, se délecte de ses convives subjugués, ponctuant ses envolées de "popopopopo" et "la purée de nous'aut'es".

t c'est dès le lendemain du dîner avec les Petencourt que Pierre Vit décidera vis-à-vis du pigeon Aboulker d'arrêter de le plumer d'autant que sur des sites spécialisés apparaissaient des premiers commentaires sceptiques sur l'authenticité des "têtes tournées". Notamment, celui de l'Indianapolis Museum of Art proposant, afin de couper court à toute polémique, une radiographie par rayon X pour visualiser la présence de poches et de substances sacrées, habituelles à l'intérieur des statues Songye. Vraiment pour Pierre Vit, il est grand temps de se barrer car Aboulker allait bien un jour se réveiller.

En vue de Montrose, Pierre Vit fait le bilan. En à peine deux années, sa galerie a vraiment bien payé. Et quasiment que du liquide, l'art noir au black ! Mais faux-Hemba, faux-Kusu et faux-Songye, il a fallu se bouger en baroudeur sachant flairer, chouchouter experts et douaniers… Et que dire de l'énergie à trouver les crédules friqués à arnaquer. Arrivé au lieu de rendez-vous, Pierre Vit aperçoit son amour Tino, alias Piet qui n'a bien sûr jamais existé, au volant d'un Toyota Land Cruiser kaki. Avec le pognon et de nouvelles identités, ils rejoindront le pays des érables pour des étreintes forestières enflammées.

A Paris, derrière le store de la galerie, les faux-ancêtres ont des regards hagards. Leur valeur est celle du bois à brûler.

A Neuilly, effaré de sa crédulité dont les Petencourt allaient se gausser, Georges Aboulker entre dans une colère pied-noir : "Fatche de tarlouzes…".

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