LAMENTO

Sanglante fringale du coupe-coupe.

Gand, Brouwersstraat. Florient Mukamanzi est rentré du SMAK(1) enthousiasmé par la mise en place de l'expo collective "Earth Eyes" à laquelle il participe. Bravo à Piet Lekens le curateur qui a su être patient pour convaincre les édiles très réticents au départ à l'idée d'une occupation de l'espace public. Parmi le travail d'une la vingtaine d'artistes, l'œuvre de Florient Mukamanzi  "Agaseke"(2) a été conçue pour l'événement et rend un hommage à l'écrivain Jean Hatzfeld pour ses "Récits des marais rwandais". Dans moins de deux heures, Mieke, son amie, sera là. Ils ont prévu de se rendre à vélo au vernissage en début de soirée.

Florient Mukamanzi, Tutsi, orphelin à 7 ans suite au meurtre de ses parents par des miliciens hutus, avait été recueilli par un couple d'avocats gantois Marlène et Jan Stevout. Florient allait leur offrir le plus beau des cadeaux : une maîtrise en arts visuels décrochée avec mention à l'Académie Royale des Beaux-Arts et des débuts remarqués par la critique. Art Press évoque des installations au contact desquelles « on ressent le malaise d'un envoûtement post génocidaire ». Le journaliste du Standaard parle lui de « dispositifs réceptacles cauchemardesques de l'ignominie humaine ». Cette reconnaissance précoce lui avait permis d'obtenir du Ministère flamand de la Culture une bourse pour financer ses projets à venir.

Dans les frondaisons du parc entourant le SMAK, impossible d'échapper à "Agaseke". Un panier à couvercle conique en paille de 3 mètres de haut, de couleur rouge, dans lequel ont été déposé 1000 machettes pour "Le pays des 1000 collines". Des dizaines de lames acérées débordent des interstices du tressage. Au pied du panier, empilés sur un sol en latérite, des carrés de tôle ondulée que les invités du vernissage seront conviés à emporter... évoquant les rescapés fuyant leurs villages avec ce qu'ils avaient de plus précieux : leurs toits. À Gand dans la nuit, on croisera d'intrigants messagers "tôlés", marcheurs auxquels il aura été rappelé que le drame à débuté à l'aube du 11 avril 1994 sur les collines de Nyamata dans la région de Brugesera, une terre infestée par la malaria.

Le soir venu, le curateur étonné de ne pas apercevoir parmi la foule la haute silhouette de Florient appellera à plusieurs reprises sur son portable, en vain. De dépit, il contactera Jan Stevout, le père, qui lui fera part de la terrible nouvelle : Florient a été retrouvé par Mieke dans le studio du centre-ville tué à l'arme blanche. Étonnamment calme, l'avocat demandera à Piet Lekens de faire en sorte que le vernissage se déroule normalement en hommage à son fils.

Tout au long de la soirée, le curateur éludera les questions portant sur l'absence de l'artiste, expliquant la démarche qui a conduit Florient à "Agaseke" et à cette symbolique du toit. Florient lui avait tant parlé de la parcelle de brousse de ses parents qu'un soleil illuminait jusqu'au brusque crépuscule équatorial, de la maison familiale ronde en pisé entourée de goyaviers et d'avocatiers aux fleurs jaunes, de ses matins où la première tâche était de pousser les vaches vers la rivière et de puiser l'eau pour la grand-mère.

Mais jamais Florient n'abordait les moments douloureux : au retour de l'école le domicile ensanglanté, les parents brûlés vifs... comme si seul son travail était à même d'évoquer les faits tragiques, sa survie dans le marais. Ce qu'il sait c'est que vingt ans après, les nuits restent abîmées par les cauchemars. Là-bas, au pays, "consolateurs" et "consolatrices" tentent de gérer ceux qui aujourd'hui encore tombent dans les crises.

Cinq jours après le meurtre on interpellera Steve Fonks, le fils de la secrétaire du cabinet d'avocats où Florient et lui enfants s'étaient souvent croisés avant de se perdre de vue adolescents. Désigné par son ADN, Steve Fonks reconnaîtra les faits, évoquant le licenciement récent très mal vécu par sa maman... et ce faux fils de gros bourgeois qui faisait soi-disant de l'art avec l'argent des flamands (sic).

Sans remords apparent, Steve Fonks dira fanfaronnant que dès le crime commis il avait bien pris soin de remettre la machette nettoyée du sang dans le grand panier.

(1) SMAK Musée municipal d'art actuel de Gand
(2) Agaseke Panier traditionnel rwandais

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